2 – Écritures de l’attente I

Écritures de l’attente

Numéro coordonné par Raúl Caplán et Aurora Delgado-Richet

Je ne possède plus que l’attente
Qui a coupé les ailes du temps ?
Fadwa Touqan (poétesse palestinienne),

Soupirs devant le guichet des laissez-passer

L’idée de consacrer ce numéro de Quaina à l’attente est née de la lecture du texte de Marguerite Duras, La Douleur : son visage fut d’abord celui de la narratrice attendant, au bord de l’effroi et de la folie, le retour de son mari Robert L. (autrement dit, Robert Antelme), prisonnier des camps de concentration en Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale. D’une certaine manière, ce personnage faisait écho à cette autre femme légendaire, Pénélope, figure emblématique de la fidélité, qui attendit, vingt ans durant, avec ténacité et patience, le retour d’Ulysse. Mais ce qui lie peut-être aussi ces deux femmes, c’est le fait que leur attente n’est point inaction, passivité ; bien au contraire, plus qu’un simple être-là, elle est tension et attention, mêlant tout ensemble espoir et désespoir. « Nous sommes à la pointe d’un combat sans nom, sans armes, sans sang versé, sans gloire, à la pointe de l’attente » – peut-on lire dans le texte de Marguerite Duras. Cependant à la figure de Pénélope, incarnation du vécu de l’attente, celle de la narratrice de La Douleur ajoute une autre dimension, celle de l’expression de cette attente, de son écriture, de sa mise en mots et en récit. Si le métier à tisser (et à détisser) de Pénélope peut être considéré comme une métaphore de l’attente, son ouvrage qui se fait et se défait, cette œuvre sans cesse recommencée, peut trouver un écho chez la narratrice de La Douleur, dans cette écriture au jour le jour, au plus près de l’attente, de son lent développement qui envahit toute sa vie.

L’attente peut en effet être perçue comme un temps suspendu, immobile, un temps qui semble tourner en rond détruisant ainsi les certitudes d’une perception linéaire, avec son avant, son pendant et son après. Elle se déploie dans un espace forcément limité, que ce soit de façon réelle ou symbolique, car celui ou celle qui vit dans (ou pour, voire par) l’attente est ailleurs, il n’est pas relié à ce qui l’entoure mais à l’objet de son attente, qui peut être celui de son désir ou de sa frayeur.

Si l’attente recouvre des réalités fort diverses, elle se trouve intimement liée aux grands évènements de toute existence ; ainsi, parlera-t-on de l’attente de l’être aimé, de l’attente du salut éternel, de l’attente de la venue ou du retour du Messie, de la douce attente d’une naissance espérée, de l’attente de la mort, la sienne ou celle d’un proche. Autant d’évènements différents mais face auxquels l’individu plonge au plus profond du soi, renouant avec ce qu’il fait de lui un être humain.

Individuelle ou collective, l’attente peut être nourrie d’espoir (l’attente de la libération pour un prisonnier ; l’attente de la chute du tyran ; l’attente d’une découverte scientifique qui puisse guérir une maladie incurable…) ou conduire au désespoir et à la folie (l’attente de l’être à jamais disparu ; l’attente de l’exécution pour le condamné à mort…). Bien souvent, l’attente est perçue négativement, comme une forme de mollesse, de conformisme, d’incapacité à faire face à l’obstacle, bref, comme le revers de l’action alors qu’elle peut être aussi l’expression de la prudence nécessaire avant toute action ; ainsi dans le domaine politique le mot attentisme, souvent perçu avec une connotation péjorative peut également qualifier l’attitude qui consiste à différer toute décision jusqu’à ce que les événements s’annoncent de manière plus précise. La sagesse populaire, d’ailleurs, est riche en proverbes qui rappellent les vertus d’une attente bien comprise : ne dit-on pas que « tout vient à point à qui sait attendre » ? Et, quand les résultats ne sont pas ceux escomptés, le joueur de cartes sait qu’il faut avoir de la patience et battre les cartes en espérant que le jeu change (« paciencia y barajar »). Enfin, l’expression “pierre d’attente”, qui en architecture désigne un moellon en saille à l’extrémité d’un mur sur lequel viendra s’appuyer une construction, ne renvoie-t-elle pas, dans un sens figuré, à quelque chose que l’on considère comme un commencement ?

Aussi une approche linguistique, et plus particulièrement lexicographique, ouvre-t-elle ce numéro de Quaina.  Les articles suivants explorent, quant à eux, toutes ces questions, quelle que soit la nature du discours où elles apparaissent : littéraire, cinématographique, théâtral ou politique. A la fin de la lecture de ce numéro, le lecteur aura trouvé quelques éléments lui permettant de mieux cerner cette notion. En tout cas, c’est ce que nous espérons et attendons.

Remercions Raúl Caplán et Aurora Delgado-Richet qui ont pensé et coordonné ce numéro consacré au monde hispanophone.